Recueil Épisode 01 à 10
- JF
- 18 févr.
- 38 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 mars





Pourquoi ai-je décidé de m’asseoir à ma table de travail et de puiser dans ma mémoire, souvent défaillante, pour parler de mon enfance, de ma jeunesse, d’évoquer cette lointaine époque qui m’a vu naître et découvrir ce monde qui s’offrait alors à moi.
La raison essentielle, je crois, est le manque que me procure l’absence de connaissance des années de prime jeunesse de mes parents et singulièrement celles de mon père.
Il y a quelques années, par curiosité tout d’abord puis par passion, j’ai cherché à remonter la lignée de mes ancêtres et rapidement, je me suis senti extrêmement frustré de ne pouvoir connaître, au-delà d’un nom, d’un prénom et de quelques dates, aucun ou si peu de détails sur l’existence de ceux qui sont génétiquement responsables de ce que je suis devenu.
Il y a longtemps que j’y songeais et la période de confinement que nous avons vécue pour faire obstacle à ce méchant petit virus venu de Chine et qui a, mieux qu’une guerre, paralysé et mis à genoux la planète entière, ce vilain petit microbe donc, et l’enfermement qu’il a provoqué m’ont enfin décidé à écrire et donc à essayer de transmettre ces souvenirs de moi, pour que mes enfants, mes petits-enfants et ceux qui suivront n’ignorent rien de ce que ce père et ce grand-père que je suis a vécu avant qu’ils ne me connaissent.
A condition bien sûr que cela les intéresse, mais j’ai plaisir à le croire.
J’ai eu une enfance très heureuse, guidée, entourée par des parents aimants et une famille d’autant plus présente qu’à l’issue de cette guerre qui les avait dispersés, tous avaient besoin de se retrouver, de se rapprocher, de s’aimer et de partager la joie de la paix retrouvée.
Certes, la mémoire est fugace et il faut bien reconnaître que l’enfance a souvent tendance à embellir ce qui plaît et gommer ce qui fâche, mais j’ai la conviction que tout ce que je vais relater dans ces pages est la réalité de ce que j’ai vécu et tant pis si parfois l’imagination remplit les inévitables manques de mes souvenirs.
Parents et grands-parents qui me lirez, songez à ce que cet exercice de souvenance, à coté du plaisir que vous pourriez en retirer en vous y consacrant et en retrouvant ces moments presque oubliés, apportera à ceux qui vous suivent et qui, vous découvrant ainsi, ne vous en aimeront que davantage.
C’est, en ce qui me concerne, ce que j’en espère en écrivant ces lignes.

Je suis né le 10 février 1941.
Papa, jeune ingénieur fraîchement diplômé de l’Institut Catholique des Arts et Métiers de Lille, embauché par la déjà très grande firme de Saint-Gobain, avait été affecté à la fin des années trente dans une usine de verrerie située dans un tout petit village de l’Aveyron, au bord du Lot, dans un coin perdu du Massif-Central au joli nom de Boisse-Penchot.
Il avait épousé maman, quatrième fille d’un vigneron nivernais, plus jeune que lui de deux ans et tellement jolie.
C’était Jean et Renée, Nono pour elle et Re-Chérie pour lui.
Ils étaient tout juste installés lorsqu’un certain petit moustachu allemand, hystérique et malfaisant, provoquait le Monde en déclenchant pour sept ans cette guerre qui allait bouleverser l’existence de tant de gens et la nôtre en particulier.
Après une dernière permission de quinze jours, le sept mai 1940, Nono dut donc laisser Re-chérie et partir, sur la ligne Maginot, se battre contre l’envahisseur. Ce fut bref et, comme beaucoup d’autres, le jeune lieutenant d’artillerie qu’il était se retrouva très vite prisonnier dans un « oflag » de Rhénanie.
Fort heureusement pour moi et pour cette histoire, grâce à cette fameuse ultime permission, Nono avait juste eu le temps de laisser à Re-Chérie un bien joli cadeau, « Moi » !!!
Je dois vraiment à bien peu de choses d’avoir la chance d’exister.
Nono, dans l’isolement de son « oflag » rhénan, n’apprit que tardivement sa promotion au grade de papa, en recevant un des rares courriers ayant franchi la vigilante censure teutonne et qui évoquait l’abondante quantité de couches à laver. La conclusion venant d’elle-même, il dut encore attendre quelques mois avant de savoir qu’il s’agissait d’un garçon.
Je n’ai presque aucun souvenir de mes toutes premières années.
Quelques photos délicieusement rétro montrent le « bout de chou » que j’étais, dans des bras adultes, ou assis dans l’herbe, ou bien dans un de ces antiques landaus noirs carrossés à la façon des voitures de l’époque, ou encore esquissant des premiers pas hésitants cramponnés aux deux index de ma mère.
J’étais dans tous les cas affublé de ces inénarrables barboteuses bouffantes, certainement très pratiques pour loger les couches, mais inesthétiques au possible et qui me faisaient ressembler à une petite citrouille perchée sur deux courtes guibolles gringalettes, le tout surmonté de deux petits bras grassouillets greffés sur un torse menu et d’une jolie frimousse ronde et presque toujours souriante.
J’ai porté longtemps ces fameuses barboteuses, au moins jusqu’à l’âge de quatre ans, alors que le temps des couches était révolu depuis quelque temps déjà.
En effet, grâce à la géniale invention d’un certain Albert-Pierre Raymond de Grenoble, le système de fermeture par trois ou quatre boutons-pression dans l’entrejambe facilitait grandement, aux yeux des adultes, les travaux de maintenance hygiéniques pluriquotidiens.
Cela ne me gênait pas n’ayant, à l’époque, aucun souci de plaire. Ce fut par contre l’occasion d’un de mes premiers douloureux souvenirs mon petit appendice qui, par mégarde, dépassait bêtement, ayant été cruellement pincé par un de ces diables de boutons-pression. Je me souviens d’avoir beaucoup pleuré, consolé que j’étais par mes deux mamans.
Il faut dire, en effet, qu’en ces temps troublés par la guerre, j’avais le grand privilège de bénéficier de la présence, de l’attention et de la tendresse constante de deux mères.
Re-Chérie avait, comme je l’ai déjà dit, trois grandes sœurs.
L’une d’elles, Anne-Marie, avait elle aussi vu son mari Roger, dit Gégé, partir pourfendre les « teutons » et, comme Nono, il s’était retrouvé prestement et pour quatre ans, derrière les barbelés d’un autre « oflag ».
Gégé dit « Tonton » et Anne-Marie dite « Tata » n’avaient pas d’enfant.
Anne-Marie, ayant fui l’envahisseur en se lançant courageusement et très inconsciemment seule, au beau milieu de la marée des fuyards qui cherchaient un hypothétique salut vers le sud, avait rejoint Re-chérie et les deux sœurs avaient fait front commun.
Dès ma naissance et jusqu’au retour des maris libérés, j’ai donc eu la très grande chance d’être l’objet d’une double affection.
Mon second souvenir date très précisément, et d’après ce qui m’a été dit, du 23 novembre 1943. J’avais donc deux ans et un peu plus de neuf mois.
Je revois vaguement, dans le hall d’entrée de ce qui devait être notre habitation de l’époque, une paire de gros godillots et de mollets emprisonnés dans ce que l’on baptisait fort justement bandes molletières, sur lesquels, en levant la tête, je découvrais intrigué et effrayé, un grand bonhomme dont la tête était surmontée d’une sorte de chapeau pointu appelé calot militaire.
C’était mon père que j’examinais, tout d’abord avec circonspection, réfugié dans les jupes maternelles et qui, tel Malbrough « s’en revenait de guerre », libéré en tant qu’orphelin de guerre 14-18 et chargé de famille.
Le reste est beaucoup plus flou. J’ai encore la très nette impression d’avoir quitté la terre, enlevé par des bras qui me serraient très fort sur des joues qui piquaient et qui sentaient très mauvais.
Et puis rien, ou plutôt si, j’oubliais un détail, ou plutôt un incident qui a marqué cette époque de mon enfance. Ce fut le jour ou, pénétrant dans la chambre parentale, je découvrais, tout à fait innocemment, l’anatomie paternelle et, stupéfait et pensant à la mienne, je m’écriais en pointant l’objet du doigt : oh ! qu’elle est grosse !!!
Je me souviens de papa, mort de rire, et de maman, rouge de confusion, m’entraînant prestement hors de la chambre en m’abreuvant d’explications confuses, auxquelles je ne comprenais rien et que j’ai d’ailleurs oublié.


J’allais vers l’anniversaire de mes quatre ans.
Malgré les absences fréquentes de papa en raison des obligations liées aux conditions de sa libération, l’atmosphère avait changé : il y avait un homme à la maison.
Jusqu’ici, dorloté par maman et Tata, j’avais vécu dans un contexte strictement féminin. Or voilà que je n’avais plus maman pour moi tout seul.
Une grosse voix me rappelait parfois que le monde était pavé d’interdits.
Quant à Re-Chérie, elle semblait, trop souvent à mon goût, préférer être seule avec Nono, libérée de ma présence encombrante et, paraît-il, jacassante.
Et puis il se produisait quelque chose de bizarre.
De plus en plus, sous l’œil attendri de papa, maman me faisait caresser son ventre, curieusement un peu plus encombrant chaque jour, en me parlant d’un certain « bébé ». Bébé par ci, bébé par là, je commençais à trouver ce bébé fantôme plutôt envahissant.
Je n’étais plus le centre du monde familial et j’étais loin de me douter que tout cela n’était qu’un début.
Intrigué, j’observais les grandes manœuvres durant lesquelles la chambre voisine de la mienne, jusque là inoccupée et qui servait de débarras, était vidée, nettoyée et repeinte pour enfin recevoir un curieux mobilier dont l’élément principal était un magnifique petit lit blanc, capitonné de tissu et surmonté d’un voilage dans des tons pastels que je trouvais superbe.
Ma propre chambre me paraissait soudain affreusement terne et sans intérêt.
A quelque temps de là, maman, dont le ventre était devenu énorme, entreprit, malgré mon encombrante présence, un voyage en train qui nous conduisit chez une autre de ses sœurs appelée Thérèse et que j’appelais « tante Thétèse ».
Tante Thétèse et son mari Emilien dit « tonton Milien » étaient propriétaires et exploitants d’un hôtel-restaurant dans la ville du Coteau, près de Roanne dans la Loire. Ils géraient cet établissement avec la sœur aînée de maman, tante Simone, et son mari Henri qui faisait fonction de maître d’hôtel.
Comme toutes ses sœurs, tante Simone me vouait une affection que je trouvais parfois gênante.
Elle avait pris la détestable habitude de m’affliger du surnom affectueux de « ma crotte », surnom qui m’a longtemps accompagné dans sa bouche, même devenu adulte, alors que vieillissante, elle commençait sérieusement « à perdre la boule ».
La connotation scatologique de cet affreux surnom me perturbait au plus haut point et je m’appliquais à éviter de la croiser.
Très curieusement, tante Thérèse était dotée du même ventre énorme et proéminent que sa sœur. L’une et l’autre disparurent bientôt à quelques jours d’intervalle, et puis papa revint, seul sans maman, et m’annonça avec un immense sourire que j’avais un petit frère qui s’appelait Jean-Pierre.
Encore quelques jours et maman reparut, tenant dans ses bras une sorte de paquet de linge d’où s’échappait parfois un petit cri de souris. Le paquet prestement déballé finit par atterrir dans le petit lit de la chambre voisine, le petit cri ne tardant pas à se transformer en une sorte de miaulement strident et répétitif.
J’étais médusé et d’autant plus intrigué que je ne parvenais pas à regarder dans le lit, l’entourage capitonné dépassant ma petite taille. C’est donc soulevé par papa que je découvris stupéfait cette petite chose braillarde et rouge de colère qui allait partager ma vie et me priver de mon statut de nombril de la cellule familiale.
Maman, dont le ventre avait bizarrement dégonflé, passait son temps avec bébé. Ce dernier avait pour unique préoccupation de dormir et de hurler, dés qu’il était réveillé, ce qui provoquait sans attendre l’intervention maternelle.
S’ensuivait immuablement un cérémonial dont le premier acte consistait en une mise à nu et un nettoyage attentif du petit postérieur le plus souvent merdeux, les couches sales se voyant remplacées par un carré de linge propre, emballant le derrière de bébé en un savant pliage, le tout serré et fixé par des épingles dites de sureté.
Le deuxième acte du cérémonial m’intriguait.
Une fois bébé emmailloté, maman prenait place dans un fauteuil et, sans attendre, exhibait un sein opulent qu’elle présentait à bébé, lequel, soudain calmé, s’empressait de le mordre avec énergie.
J’étais effaré, bébé mangeait maman qui ne disait rien et semblait ne pas en souffrir.
A mes questions angoissées, papa m’expliqua que les bébés, n’ayant pas de dents, ne pouvaient pas manger comme nous. Le Petit-Jésus, qui pensait à tout, avait équipé les mamans de gros biberons pour donner du lait aux bébés jusqu’à ce qu’ils puissent manger comme tout le monde.
J’étais à moitié convaincu mais, après tout, personne, et surtout pas maman ou bébé, ne semblant se plaindre, cette affaire cessa très rapidement de me préoccuper.
Pourtant, le plus étonnant était encore à venir. Tante Thétèse qui avait elle aussi dégonflé, nous avait rapporté un deuxième paquet braillard prénommé Justin. Pour une raison que j’ignore, le Petit-Jésus n’avait pas doté ma tante de biberons fonctionnels et efficaces. C’est pourquoi, à mon grand étonnement et malgré mon air réprobateur, une fois mon frère rassasié, le cousin Justin prenait le relais.

Maman fatiguée et toute à sa double mission d’allaitement, notre séjour au Coteau s’est prolongé jusqu’à l’automne.
Papa qui faisait des allers-retours par le train pour assurer sa mission d’ingénieur à l’usine, je restais seul et livré à moi-même dans la cour et les couloirs de l’hôtel où, avec peu de choses, je m’inventais des jeux.
La cour de l’hôtel servait de parking pour les clients de passage et il m’est arrivé un jour, alors que je recherchais une occupation originale, de me glisser discrètement sur le siège du conducteur d’une de ces voitures pour un merveilleux voyage immobile.
Ayant appuyé sur le bouton de l’avertisseur, au centre du volant, tonton Milien, alerté par le bruit, m’a surpris et extrait du véhicule avec interdiction formelle de recommencer.
Sa grosse voix, les sanctions, épouvantables à mes yeux d’enfant, qui m’étaient promises et la grande frayeur produite par cette aventure, me dissuadèrent bien entendu de renouveler cet exploit dont je garde pourtant un très bon souvenir.
Malgré tout, j’aimais beaucoup, que dis-je, j’adorais tonton Milien.
Toujours joyeux et dès qu’il pouvait s’enfuir de sa cuisine, c’est-à-dire très fréquemment (ce n’était pas un bourreau de travail), il m’emmenait explorer les environs et les bords de la Loire. Trop jeune encore, il n’avait pas jugé bon de m’enseigner l’art de la pêche que lui-même pratiquait de façon quasi professionnelle.
J’ai assisté, le cœur battant, à des batailles homériques pour amener au sec des carpes, monstrueuses à mes yeux, ma mission étant, parfois, de présenter l’épuisette sous ces gros poissons, halés précautionneusement jusqu’au bord, fil tendu au bord de la rupture.
La plupart de ces prises finissaient régulièrement sur les tables du restaurant. Elles étaient certainement délicieuses, mais je refusais énergiquement de les déguster par peur panique des arêtes.
C’est à cette époque que j’ai vraiment fait la connaissance de mes grands-parents maternels.
Maman était née dans la Nièvre, dernière de quatre filles, surprise tardive choyée par ses sœurs qui adoraient ce « petit reculon » comme on disait alors.
En fait, ce n’était pas réellement la première fois que je les rencontrais, quelques photos témoignant du fait que, bravant les dangers des déplacements de l’époque, Maman et Tata étaient venues présenter ce nouveau venu dans la famille.
Mes grands-parents habitaient Myennes, un petit village situé sur les bords de la Loire, pas très loin du Coteau.
Je n’ai pratiquement aucun souvenir de ma grand-mère.
Quelques photos aidant, je revois vaguement une très vieille dame, plus petite que maman, le plus souvent assise dans sa cuisine.
Elle s’appelait Catherine Bretnacher et avait épousé Pierre Blanc, vigneron de son état, lui donnant cinq enfants, dont maman et un fils disparu prématurément et que je n’ai pas connu.
Je crois ne l’avoir jamais revue depuis, car elle avait, peu d’années après, rejoint les anges et le Bon Dieu.
Grand-père Pierre, par contre, est beaucoup plus présent dans ma mémoire.
Vieil homme alerte aux cheveux de neige, il passait ses journées au milieu des ceps et des champs.
Il m’avait emmené dans les vignes, juste avant les vendanges et, paraît-il, maman m’avait retrouvé, assis sous une treille, picorant avidement les grains juteux d’une grappe de raisin blanc. Mon appétence pour ce fruit de l’automne, encore très vive de nos jours, vient surement de cette première et délicieuse expérience.
Ce séjour au Coteau a permis également la célébration d’une fête religieuse, longtemps différée en ce qui me concerne et que la venue au monde de mon petit frère Jean-Pierre justifiait.
En effet, la guerre et l’absence de papa m’avaient privé de cette incontournable cérémonie que, dans nos familles, notre civilisation judéo-chrétienne impose, je veux parler du baptême.
Jean-Pierre et moi avons donc reçu ce même jour l’onction et l’eau qui devait nous faire rejoindre le monde chrétien.
Ce fut un inoubliable évènement qui s’est tenu le cinq aout 1945, et dont je garde un souvenir assez vague heureusement ravivé par les nombreuses photos prises ce jour-là et sur lesquelles je retrouve avec émotion une grande partie de la famille réunie à cette occasion, grands-parents, parents, ainsi bien sûr que les parrains et marraines des deux baptisés.
Un grand repas avait été préparé par tonton Milien et c’est à cette occasion que, parait-il, j’ai pris ma « première cuite ».
En effet, le repas terminé et les tables non encore débarrassées, j’ai, dit-on avec application, entrepris de vider les verres en partie remplis restés sur la nappe.
J’ai, toujours selon ce qu’on m’a dit, été horriblement malade à tel point que pendant un moment, ivre-mort, il a été question de me conduire aux urgences de l’hôpital le plus proche, ce qui, pour finir, n’a heureusement pas été nécessaire.
S’en est suivi, le lendemain, un épouvantable mal de tête et une monumentale crise de foie d’une semaine, soignée comme il se devait à l’époque par une cure d’huile de foie de morue dont la simple évocation réussit, encore aujourd’hui, à me soulever le cœur.



A la fin de l’automne, le voyage de retour nous permit de rejoindre la maison et mes habitudes.
Je trouvais que maman, très occupée par le fameux bébé toujours aussi braillard, affamé et « merdeux » de façon récurrente, me négligeait beaucoup.
A cette époque, nous étions encore très loin des couches jetables.
La salle de bains, transformée en buanderie, avait été équipée, au-dessus de la baignoire, d’un étendoir constitué de câbles tendus dans un cadre en tubes métalliques, le tout relevable grâce à un ingénieux système de cordes et de poulies.
J’étais fasciné par ce procédé que je n’avais, bien entendu, pas le droit de manœuvrer. Il faut dire que le poids de l’ensemble aurait certainement et sans coup férir catapulté mes quelques kilos jusqu’au plafond.
Je trouvais, en tous cas, cet étalage de carrés blancs pendouillant aussi peu décoratif que possible, tout en sachant pertinemment que mon point de vue n’avait aucune chance d’être entendu.
Désormais assez solitaire, je me réfugiais dans ma chambre, où je retrouvais mes jouets et tout particulièrement un magnifique attelage de deux bœufs tirant une charrette en bois peint, cadeau d’un certain Père Noël quelques mois plus tôt.
Je ne parvenais pas à comprendre d’où venait et qui était ce Père Noël, mais je dois dire que je lui étais infiniment reconnaissant d’avoir deviné très exactement quel était le jouet dont j’avais tant envie et auquel je rêvais, ayant vu le même chez Jean-Louis, mon ami et fils du directeur de l’usine, chez qui je m’étais rendu, escorté par maman.
Cet attelage a fait ma joie très longtemps. Ce chariot chargé de tout un bric-à-brac, cubes, nounours, cailloux ramassés lors de nos promenades, premiers soldats de plomb et même des ustensiles et objets divers subtilisés, pour quelque temps, dans l’appartement, a fait cent fois le tour de la chambre, soit comme le simple véhicule paysan qu’il était, soit devenant par la magie de mon imagination, char de combat ou camion pour transport de troupes.
Il allait même jusqu’à oser sortir dans le couloir et rendre visite à la chambre voisine, suivant un itinéraire que mes fantasmes débordants peuplaient de pièges, d’embuscades et d’ennemis divers inspirés par les bribes de conversations entendues par hasard et qui parlaient de guerre. J’ai cent fois pourfendu ces fameux « teutons », seul d’abord, puis secondé par Jean-Pierre quand il fut en âge de m’accompagner dans mes aventures et mes jeux belliqueux.
Ainsi passa ce temps de mes toutes premières années, dont il ne me reste que quelques trop rares souvenirs et impressions, jalonnés de flashes, pour certains curieusement très précis. Ce que je sais surtout, c’est que j’étais parfaitement heureux, et qu’aucun souvenir fâcheux ne vient ternir l’image de cette période bénie que fut ma prime enfance.

J’allais bientôt avoir six ans, maman, très fatiguée par une grossesse dont j’ai très longtemps ignoré l’existence et qu’elle n’a malheureusement pas pu mener à terme à la suite d’une malencontreuse chute de bicyclette, restait à la maison pour garder Jean-Pierre, surnommé « Poupi » car, alors qu’on l’appelait affectueusement Jean-Pi, il réclamait toutes choses en se désignant et disant « pour Pi ».
De la même façon, ne parvenant pas à dire Jean-François, il m’appelait « Ouaoua », surnom qui m’a suivi longtemps sans que je puisse m’en défaire.
Donc, alors que c’était la soirée du 24 décembre, je pus, pour la première fois, accompagner papa pour assister à la messe de minuit.
A cette époque, nous n’avions pas de voiture.
L’église était édifiée sur un plateau surmontant la vallée du Lot d’une bonne centaine de mètres et auquel on accédait « par un chemin montant, pierreux et malaisé » comme disait ce bon Lafontaine.
Toutes les familles chrétiennes de la cité, c’est-à-dire la plupart des familles, empruntait le même chemin, et c’est en groupe compact, bravant ce froid, parfois très vif, de décembre que nous cheminions jusqu’à l’église.
La distance à parcourir était d’au moins deux kilomètres et notre groupe rejoignait bientôt le reste des habitants du village, rendus jusque-là par un autre itinéraire tout aussi malaisé.
C’était beaucoup pour mes petites jambes, non pas que je redoute la longueur du chemin, il m’arrivait très souvent de parcourir des distances beaucoup plus importantes lors de mes escapades avec Michel, mais papa et ses grandes jambes progressait très vite et j’avais d’autant plus de mal à suivre qu’il faisait très froid.
Mais bon, l’excitation de la découverte, non pas de l’église, car je la connaissais très bien, en catéchiste assidu que j’étais, mais de la cérémonie que j’imaginais grandiose, et il faut bien dire qu’elle l’était, du moins à mes yeux émerveillés d’enfant, cette excitation donc aidant, j’oubliais la fatigue.
Je dois dire aussi que la providence divine m’avait dotée d’un filet de voix cristallin, que monsieur le curé avait très rapidement repéré à la faveur des séances hebdomadaires de catéchisme. J’avais donc l’insigne honneur d’avoir été choisi pour chanter au moment de la communion.
Les personnalités du village assises aux premiers rangs sur des chaises qui leur étaient attribuées, moi dans le chœur, assis à côté de papa, près de l’harmonium et de quelques autres grandes personnes qui assuraient la musique et les chants animant la messe, la cérémonie pouvait commencer.
Une magnifique crèche occupant l’une des absides de l’église, monsieur le curé déposait religieusement l’enfant Jésus dans son berceau de paille.
L’un de mes voisins, bel homme avec une barbe de père Noël tout à fait d’actualité, entamait alors d’une vibrante voix de baryton un « Minuit chrétien » qui vous donnait la chair de poule.
Et puis ce fut à moi.
Nullement intimidé, à cet âge on n’a peur de rien, mais très ému, je chantais avec toute mon âme.
« Entre le bœuf et l’âne gris
Dors, dors, dors le petit-fi
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent à l’entour
De ce grand Dieu d’amour
Dors, dors le petit-fi ».
Ma voix d’enfant, légère et pure, flottait sous les voutes de pierres que pas un autre son ne venait troubler. Le temps s’était arrêté. Prêtre, enfants de chœur, assistance écoutaient pétrifiés.
L’émotion était palpable, et on ne peut m’ôter l’idée que Jésus, Saint Joseph et la Vierge étaient là, bien présents.
Ma foi en Dieu est née en ces instants où l’on ne peut nier la présence divine.
Ce très beau chant s’achevait sur cette strophe à la gloire de la maternité.
« Entre les doux bras de Marie
Dors, dors, dors le petit-fi
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent à l’entour
De ce grand Dieu d’amour
Dors, dors le petit-fi ».
Encore à présent, ce chant ou même sa simple évocation me fait monter les larmes aux yeux.
Ces larmes, elles, étaient bien réelles dans les yeux de papa et je me souviens avoir vu nombre de dames présentes sur les bancs et les chaises de l’église, s’essuyer discrètement les paupières et les joues.
La cérémonie terminée, après une visite pour admirer la crèche, la Vierge, Saint Joseph et le petit Jésus, sans oublier le bœuf et l’âne gris que je venais de si joliment chanter, il fallait regagner la maison.
Il était évidemment bien tard et j’étais épuisé, autant par la marche que par l’émotion, et c’est endormi sur les épaules de papa que j’ai fini dans mon lit sans avoir rouvert les yeux.
Je suppose que Nono fit honneur au repas de Noël préparé par Re-Chérie quant à moi, c’est le lendemain que, réveillé par Poupi qui, lui, avait bien dormi, j’ai découvert ce fameux vélo dont j’avais tant rêvé.
Noël, c’était aussi le plus souvent la neige toujours présente en couches parfois très épaisses dans ce coin reculé du Massif-central.
Que de jeux offrait cette campagne enfouie sous cette abondance blanche, cadeau récurrent de l’hiver.
Bonshommes de neige, bien sûr, mais surtout homériques batailles de boules bien tassées entre bandes rivales, pour un temps, du village et de la cité.
Chacun regagnait enfin, la journée terminée, joues et nez rougis par le froid, le coin d’une cheminée dont la bonne chaleur éloignait béatement la rigueur extérieure.
Ces bonheurs simples restent parmi les meilleurs souvenirs de mon enfance, d’autant plus qu’ensuite, hiver après hiver, je n’ai que rarement retrouvé de telles quantités de neige, promesses de tant de joies.

Ma sixième année était à présent largement entamée.
Jean-Pierre commençait tout juste à marcher et devenait de jour en jour d’autant plus intéressant que, parmi les nombreux jouets dont il était entouré, je trouvais quelques « pépites » qu’il me prêtait très volontiers pour peu que je les subtilise sans qu’il s’en aperçoive.
Il y avait en particulier toute une série de cubes en bois que j’entassais avec application dans ma charrette à bœufs avant de les trainer dans une de ces expéditions dont j’avais le secret.
Papa, une fois démobilisé, avait repris du service dans l’usine.
Seul ingénieur et donc second dans la hiérarchie de l’établissement, il avait le privilège de disposer d’un appartement de fonction dans lequel nous résidions.
Êdifié au bord du Lot, rivière qui prend sa source dans le département de la Lozère pour se jeter dans la Garonne, l’ensemble immobilier formé par l’usine et toutes ses dépendances était entièrement clos par un mur de trois ou quatre mètres de haut. L’accès s’effectuait en longeant la rivière, par une route suffisamment large pour permettre le passage des camions et par un énorme portail de bois à deux battants.
Sur la gauche, immédiatement avant d’arriver au portail, un grand bâtiment érigé sur trois niveaux à l’intérieur de l’enceinte abritait au rez-de-chaussée la conciergerie, le premier étage étant dédié aux services administratifs et de direction, quant au deuxième étage, il était entièrement occupé par notre appartement.
Juste avant la porte d’accès à l’immeuble depuis la route, un autre logement de fonction aménagé dans une dépendance d’un seul niveau accolé au bâtiment principal était habité par la famille d’un adjoint technique, troisième dans la hiérarchie de l’équipe directoriale.
Pour papa, habiter dans l’usine était loin de ne présenter que des avantages.
A l’aspect pratique qu’offrait une accessibilité directe à son bureau et à l’ensemble des installations dont il avait la charge s’opposaient les contraintes d’une totale dépendance qui le rendait mobilisable par tous à chaque heure du jour et de la nuit.
L’usine fabriquait du verre à vitre et fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Papa, tout fier de présenter son fils, m’avait conduit par la main dans cet univers industriel particulièrement bruyant et brûlant. Autant dire que je n’étais pas très rassuré.
La visite avait débuté par le rez-de-chaussée, où se trouvait le four, siège de la fonte du verre. Êcoutant les explications de papa auxquelles, je dois l’avouer, je ne comprenais pas grand-chose, j’avais pu observer à travers une sorte de face-à-main aux verres bleutés, de loin et incommodé par l’épouvantable chaleur soufflée par de petites ouvertures ménagées dans la paroi de briques, la couche de verre en fusion.
Cette masse, qui ressemblait à du miel incandescent, était ensuite étirée verticalement entre d’imposants rouleaux d’acier et conduite, tout en se refroidissant et donc se durcissant, jusqu’au dernier étage de l’usine, où des ouvriers l’attendaient.
Après qu’une sorte de petit chariot, dont la marche était déclenchée automatiquement, ait amorcé la découpe, d’immenses panneaux de verre encore chauds étaient saisis par un système de ventouses manœuvrées par un ouvrier, avant d’être stockés sur de grands tréteaux de bois.
A ce niveau, le métier de verrier était très dangereux. La feuille de verre cassait assez fréquemment et, malgré les protections des pieds et des mains portées par chacun, des accidents étaient fréquents et, malheureusement, parfois très graves.
Les causes de la casse pouvaient être diverses et se produire à tout moment, ce qui valait à papa d’être souvent réveillé à n’importe quelle heure de la nuit par des ouvriers affolés qui venaient chercher « monsieur l’ingénieur ».
Si cette cohabitation avec son travail présentait ces inconvénients pour papa, ce logement dans l’usine était pour moi une source inépuisable d’opportunités de jeux et de distractions.
Malgré des interdictions paternelles proférées sans grande conviction, je faisais souvent des incursions dans les niveaux inférieurs.
Les secrétaires m’adoraient et cultivaient ma passion pour les machines à écrire, en me laissant, à loisir, couvrir des pages blanches de caractères divers, alignés de façon aléatoire et auxquels, faute de savoir encore lire ou compter, je n’attachais aucun sens. J’exhibais fièrement auprès de maman ces œuvres qui finissaient immanquablement dans les toilettes, suspendues à une ficelle après avoir été coupées en quatre.
Je rendais aussi souvent visite aux gardiens qui occupaient la conciergerie au rez-de-chaussée, admirant au passage les énormes camions qui entraient ou sortaient.
La proximité de la rivière et la campagne toute proche complétaient agréablement l’incomparable éventail des possibilités qui m’étaient offertes.
Avec le recul des ans, je suis impressionné par le degré de liberté dont je disposais. La surveillance maternelle étant peu contraignante, je pouvais très facilement m’échapper et me rendre à l’extérieur, dans la campagne ou au bord du Lot.
Certes, j’avais appris très tôt à nager, je devrais dire « nageoter », mais tout de même !!!
J’imagine mal, de nos jours, mes petits-fils jouir d’une telle liberté sans que leurs parents meurent de frayeur. Mais bon !!! Comme je savais, par expérience, que mes bêtises, si j’en commettais, seraient impitoyablement sanctionnées, papa ayant la fessée facile, je faisais très attention et restais relativement prudent.
Jean-Pierre étant encore tout petit, j’étais libre d’aller seul à ma guise.
Et je m’étais fait quelques copains.
Du côté opposé à la rivière par rapport à l’ensemble formé par l’usine, avait été construite une cité dans laquelle logeaient la plupart des ouvriers de la verrerie.
Dans mon souvenir, c’était une enfilade de quelques dizaines de maisonnettes jumelles accolées dos à dos, précédées d’un petit jardin entre deux voies de distribution. Une placette aux deux extrémités permettait de faire le tour de l’ensemble auquel on accédait depuis la route reliant l’usine à la route départementale passant quelques centaines de mètres plus loin.
Les familles d’ouvriers étaient en général nombreuses et représentaient pour moi un superbe vivier de copains potentiels.
Je crois me rappeler que l’un d’entre eux s’appelait Michel et était très vite devenu mon ami.
La cité, comme on avait coutume de la nommer, avait également pour le petit garçon que j’étais, une foule d’attraits.
Tout d’abord, sur la placette côté entrée, en tête de l’alignement des maisons, il y avait une sorte d’épicerie-bazar tenue par Réjane, une dame que je trouvais très gentille et qui me semblait incroyablement vieille.
Ce magasin qui contenait des trésors en jouets, bonbons et friandises diverses et effroyablement tentantes.
On trouvait, entre autres merveilles, des billes sucrées qui changeaient de couleur au fur et à mesure qu’elles fondaient en les suçant, des rubans de réglisse enroulés autour d’un petit bonbon en forme de boule de couleur vive, et surtout, ce que j’adorais tout particulièrement, des petits bâtonnets de bois d’environ quinze centimètres de long, que l’on mastiquait interminablement pour en extraire du jus de réglisse, délicieusement gouteux et sucré.
Il y avait aussi ces petits boitillards métalliques multicolores d’un ou deux centimètres de diamètre, chers au chanteur Renaud et appelés « Cocos Boer », que l’on mâchouillait avec application, notre salive diluant peu à peu la poudre de réglisse contenue à l’intérieur.
J’ai un souvenir tout particulier d’une de ces petites boites.
Réjane, dans son rôle d’épicière, fournissait à tout le quartier la nourriture et les marchandises de première nécessité.
J’étais souvent chargé d’aller chercher chez elle notre pain quotidien et quelques provisions, et il m’arrivait parfois de distraire discrètement de la monnaie rendue, une ou deux piécettes de quelques centimes pour une de ces friandises tellement tentantes.
Un jour donc, chargé de mission, j’effectuais l’acquisition d’une de ces petites boites que je commençais tranquillement à suçoter en reprenant le chemin de la maison.
Soudain, un mouvement de langue maladroit provoqua un réflexe de déglutition et, affolé, j’avalais le boitillard et tout son contenu. Je me demande encore comment un objet aussi volumineux a pu franchir mon petit gosier, ça n’a d’ailleurs pas été sans difficultés, j’ai bien cru étouffer, mais finalement, c’est passé et la petite boite a fini dans mon estomac.
J’étais pétrifié et terrorisé, prenant mes jambes à mon cou, je me précipitais à la maison pour raconter entre deux sanglots, ma mésaventure à maman.
Cette dernière, encore plus terrorisée que moi, me descendit dare-dare à l’infirmerie de l’usine, au rez-de-chaussée du bâtiment, et l’infirmière, une fois mise au courant du fâcheux incident, se montra rassurante.
Selon ses dires, le boitillard qui ne comportait aucune aspérité risquant d’agresser mes intérieurs finirait sans encombre dans la cuvette des toilettes d’ici quelques jours.
Toutefois, maman tenait à s’en assurer.
J’approchais de l’anniversaire de mes six ans et j’avais depuis longtemps abandonné le pot de chambre afin, comme un adulte, de m’exécuter quotidiennement sur la grande cuvette des toilettes, malgré parfois quelques problèmes d’équilibre.
Je dus pourtant et pour satisfaire la curiosité maternelle revenir à l’usage du récipient en faïence qui n’était plus utilisé depuis peu que par mon petit frère.
Ce fut en vain et au bout d’une semaine le boitillard n’avait toujours pas réapparu. Maman s’est demandé longtemps où il avait pu passer, s’interrogeant probablement sur mes capacités digestives susceptibles de faire disparaitre ainsi ces quelques grammes de métal.
Je n’ai jamais avoué à ma pauvre mère qu’en fait, à la suite d’un raid effectué avec mon ami Michel dans un verger voisin, une ventrée de cerises m’avait contraint quelques heures plus tard à baisser culotte derrière un buisson, là où il est plus que probable, j’avais abandonné l’intrus qu’elle espérait désespérément voir reparaitre.
Outre les remontrances et les interdictions parentales qui ont évidemment fait suite à cette aventure, il est aisé de comprendre que cet épisode ait définitivement contribué à me guérir de mes envies futures de « Coco Boer ».

Entre autres attraits qu’offrait la cité ouvrière, un évènement périodique exerçait sur moi une considérable fascination.
De façon systématique, plusieurs familles regroupaient leurs déchets pour nourrir et engraisser de superbes cochons auxquels, malgré les interdictions paternelles, accompagné de Michel et de quelques autres gamins de notre âge, je rendais souvent visite.
Régulièrement, généralement deux fois par an, au début de l’automne et à la fin février, avait lieu un évènement qui excitait follement nos curiosités enfantines et exerçait sur moi un curieux mélange d’intérêt et d’effroi, l’exécution du cochon.
Qui n’a jamais entendu les hurlements d’un cochon qu’on agresse ne peut pas imaginer ce qui suit.
Tenus à distance par le cercle des spectateurs adultes, nous assistions à la scène.
La pauvre bête que nous avions, au fil des mois, vu grandir et s’étoffer, était extraite manu militari de son enclos.
Tirée par une corde qu’on lui avait passé autour d’une patte arrière, jusqu’au centre de l’aire prévue pour l’opération, un énorme coup de masse lui était asséné sur la tête entre les deux yeux.
Sa centaine de kilos hissée inanimée sur une sorte de chevalet, le boucher, armé d’un couteau pointu et consciencieusement aiguisé, tranchait sans attendre la gorge du cochon, le sang giclant et s’écoulant à gros bouillons dans un seau tenu par une femme qui battait le tout énergiquement avec un fouet.
Entre autres accessoires apportés par le boucher, un énorme baquet en bois était disposé à coté du chevalet et le corps du cochon basculé à l’intérieur.
Copieusement arrosé d’eau bouillante, brossé énergiquement, les poils soigneusement raclés au couteau, le pauvre cochon finissait ensuite accroché par les pattes arrières et hissé, écartelé et la tête en bas, sur une échelle.
Le boucher, toujours armé de son fameux couteau, lui ouvrait alors le ventre pour en extraire l’intérieur.
Déjà passablement révulsé par la mise à mort et la saignée, c’est à ce moment-là qu’en général je m’enfuyais, écœuré par ce spectacle sanglant et aussi et surtout par l’odeur très forte de sang et d’excréments émanant de la scène.
C’est de toutes manières la fin de l’épisode, la carcasse éventrée restant suspendue et exposée durant plusieurs heures avant d’être dûment découpée et réduite en morceaux divers et, il faut bien le dire, succulents jambons, filets, boudins, saucisses et autres accessoires charcutiers.
C’est en fin de journée que, généralement, introduit dans la place par l’un de mes copains dont les parents faisaient partie de la copropriété porcine, j’accédais à la cuisine où diverses préparations issues des sous-produits du cochon étaient en cours.
J’ai un souvenir inoubliable du gout délicieux et jamais retrouvé des grosses tartines de « fritons » dégoulinantes de graisse chaude, dévorées dans cette cuisine.
Ce souvenir ne me fait certes pas oublier non plus les fessées mémorables que mes rentrées tardives de ces expéditions interdites provoquaient immanquablement.
C’était la rançon à payer et cela ne m’a jamais dissuadé de recommencer.

Pour le Noël de mes presque six ans, ce fameux bonhomme barbu sur lequel, longuement et régulièrement briffé par mon copain Michel, je commençais à avoir des doutes sérieux, ce fameux bonhomme donc, avait eu la merveilleuse idée de m’apporter une bicyclette.
Tout petit qu’il était, ce vélo avec ses deux roulettes arrières me paraissait bien gros pour pouvoir être introduit jusque là par la cheminée.
Ce Père-Noël, contrairement à la légende, ne pouvait donc passer que par la porte et je me promettais, l’année suivante, de rester éveillé pour pouvoir le surprendre.
En attendant, sautant du lit tôt le matin, j’avais découvert émerveillé ce superbe vélo rouge et rutilant dont j’avais toujours rêvé.
Quelques essais, évidemment très limités et heurtés, dans le salon et dans le couloir, avaient très vite conduit papa, réveillé par le bruit, à proférer une interdiction formelle d’utilisation d’un cycle dans l’enceinte de la maison.
Contre une promesse de petit déjeuner et ma toilette rondement expédiés, j’avais obtenu l’engagement paternel d’une sortie commune pour de premiers essais assistés dans la rue.
Cette dernière, habituellement très peu passante, était évidemment déserte en ce jour de fête et donc libre de recevoir mes premiers coups de pédales, en cette froide matinée de Noël.
Suivi par papa trottinant, j’entrepris une première ligne droite, puis une seconde.
M’enhardissant, je pédalais de plus en plus vite, distançant papa qui finit, essoufflé, par cesser de trotter en prodiguant à distance conseils et ordres de tourner et de revenir.
Enivré par la vitesse, je l’écoutais d’une oreille de plus en plus distraite et, de moins en moins attentif à ce que je faisais, virant trop près du petit talus qui bordait le Lot en contrebas, ma roue avant mordant sur l’herbe et ainsi freinée brutalement, je passais par-dessus le guidon.
Heureusement, le talus ne donnait pas directement dans la rivière. Le vélo restant sur la route, après avoir dévalé le talus en roulant, je me retrouvais assis et pleurant à chaudes larmes sur la berge gelée.
Papa affolé avait sauté en bas du talus, découvrant soulagé que je fusse indemne.
Ainsi finirent ces premiers essais et je rentrai piteusement à pied à la maison, tenu fermement par la main de papa qui portait le vélo de l’autre.
Ce n’était que partie remise, ce premier incident vite oublié, je devins très vite un cycliste confirmé, avec puis sans roulettes, et je me mis rapidement à sillonner fièrement le quartier dans tous les sens.
Mes expéditions cyclistes débutaient toujours en partant de la conciergerie à proximité de laquelle mon petit vélo était remisé.
Les roulettes stabilisatrices de mes débuts n’étant plus qu’un lointain souvenir, j’avais très vite entrepris des travaux de personnalisation de l’engin dont l’une, à mes yeux essentielle et née des conseils amicaux du concierge de l’usine, consistait en l’adjonction d’un petit bout de carton plié et fixé à cheval sur l’une des fourches arrière du cadre, à l’aide d’une pince à linge chipée sur l’étendage de la salle de bains.
Le résultat de ce montage produisait, en roulant et en frottant sur les rayons de la roue, un réaliste et délicieux bruit de pétarade me donnant l’impression de chevaucher une motocyclette.
J’ai déjà évoqué l’existence d’un petit logement de fonction au rez-de-chaussée de l’immeuble où nous habitions.
Ces quatre pièces étaient occupées par un jeune ménage, lui, ingénieur d’origine anglaise ayant pour mission de seconder Papa.
Le couple avait deux petites filles d’environ deux et trois ans, que je voyais souvent jouer dans la cour sous la surveillance de leur mère.
Au tout début du printemps, je fus très intrigué par des quintes de toux fréquentes, en provenance du rez-de-chaussée, quintes qui se prolongeaient de façon interminable pour finir en apothéose par une sorte de râle victorieux assez semblable au chant des coqs des divers poulaillers de la cité.
Maman interrogée m’expliqua que les petites anglaises avaient contracté la coqueluche, maladie très pénible car elle provoquait ces fameuses quintes qui donnaient aux malades la sensation d’étouffer.
Cette affection étant très contagieuse, les recommandations maternelles étaient de se tenir à l’écart autant que possible pour éviter d’être attaqués par les microbes, très méchantes petites bêtes qui sautaient sur tous les enfants qui passaient à leur portée, pénétrant dans le corps par le nez et la bouche, pour leur refiler cette fameuse coqueluche.
Heureusement, j’avais mon vélo.
J’avais soigneusement préparé la manœuvre d’évitement qui devait me préserver de toute tentative d’agression microbienne.
Une fois passée la porte de la conciergerie de l’usine, j’enfourchais mon engin et, respiration bloquée, je pédalais comme un fou, passant aussi loin que possible de la porte d’accès au logement des petites malades, pour finir par m’arrêter et poser le pied quelques dizaines de mètres plus loin, au bord de la syncope, mais convaincu d’être sauvé et d’avoir échappé à ces sales petits microbes.
Cher premier petit vélo, en ais-je fait des courses sur les chemins de campagne, me hasardant parfois, malgré l’interdiction formelle, à oser quelques longueurs sur la route départementale goudronnée.
Que de « gamelles » et que de genoux et de coudes écorchés, mais quelle impression grisante de vitesse quand, les pieds levés pour éviter les pédales qui tournaient trop vite, je dévalais la centaine de mètres d’un petit talus qu’on aurait dit mis là exprès.
Ce pauvre petit vélo a bien mal fini son existence.
Un jour, en jouant dans la cour de l’usine, je l’abandonnais bêtement, couché par terre, pour un « petit pipi » urgent.
A mon retour, la roue arrière d’un camion en manœuvre l’avait réduit à l’état de galette irréparable.
J’étais effondré et à nouveau ravalé à l’état de piéton, ulcéré d’entendre qu’au lieu de me plaindre, les commentaires maternels étaient du genre : « tant pis pour toi, tu n’avais qu’à faire attention à tes affaires et ne pas les laisser trainer n’importe où et n’importe comment ».
Comme si l’urgence de ce « petit pipi » m’avait laissé le temps de remiser ma machine !!! C’était ça ou « pipi culotte ».
Comment une grande personne censée peut-elle ne pas avoir à ce point le sens des priorités ?
Quant à Papa, ce fut pire. J’appris en l’écoutant que, non seulement « il n’était pas question qu’un nouveau vélo vienne remplacer celui-là », mais de surcroît, « qu’il était dorénavant interdit de jouer dans la cour de l’usine, où je risquais à tout moment de subir le sort de ma bicyclette ».
C’était sans appel, ce qui ne m’empêchera pas, plus tard, de me hasarder à nouveau sur ce terrain de jeux plein de possibilités.

Pour la rentrée d’octobre de l’année de mes six ans, je fis la connaissance de l’École de la République que j’intégrais particulièrement curieux et très intimidé.
Ce siège de l’apprentissage du savoir, comme dans la plupart des villages de France, était intégré à un grand bâtiment abritant, en son centre, la Mairie, et de part et d’autre l’École des Filles et celle des Garçons.
Si mes souvenirs sont exacts, à Boisse-Penchot, en raison de la topographie du lieu, les deux établissements scolaires étaient situés sous la Mairie.
On accédait à chaque cour d’école par une large rampe, à gauche et à droite de l’Hôtel de Ville, la classe unique pour chaque sexe donnant de plain-pied sur cette cour, fermée par des murs imposants et par un très grand préau.
Contre le mur mitoyen entre filles et garçons s’alignaient les malodorantes logettes fermées par des portes dont la peinture écaillée s’ornait des lettres WC, qui ont certainement, de tous temps, été les premiers rudiments d’alphabet des écoliers débutants.
Très curieusement, j’ai peu de souvenirs de ces années scolaires.
Nous avions un maître dont j’ai totalement oublié le nom. Il portait, comme chacun de ses élèves, une blouse grise et je crois me rappeler que, malgré sa bonhomie et sa gentillesse, monsieur l’instituteur m’impressionnait beaucoup.
Il officiait dans une salle où, telle que je la revois et malgré une peinture générale vert-olive, tout était gris.
Ce n’était pas une question de manque de propreté, les grands seaux pleins de dilution d’eau de Javel qui permettaient de laver, non seulement le plancher, mais d’une façon générale, tout ce qui aurait pu véhiculer poussière, microbes et poux, garantissaient une très bonne hygiène dans toute la pièce.
Je garde toujours en tête cette odeur « de propre », mélangée à d’autres effluves et tout particulièrement ceux de l’encre et du papier neuf.
Des fenêtres immenses donnaient sur la cour et sur les murs trônait l’inévitable et superbe carte de France, ainsi que l’immense tableau noir, derrière un grand bureau juché sur une estrade et d’où l’enseignant, dominant la classe, dispensait son savoir.
Le chauffage était assuré par un gros poêle en fonte qui trônait au milieu de la pièce, d’où sortait un interminable tuyau, d’abord verticalement jusqu’à une distance raisonnable du plafond pour rejoindre ensuite horizontalement le mur le plus proche où il disparaissait.
Par la porte avant de ce poêle, notre maitre enfournait régulièrement d’énormes quantités de « boulets » de charbon, sous-produits moulés à partir de poussière de houille en provenance des mines voisines de Decazeville.
Ce combustible, très calorique, brulait très bien et je revois encore la teinte rouge cerise que prenait parfois le tuyau près de la sortie d’un poêle qui ronflait comme un beau diable, sous l’œil quelque peu inquiet de monsieur l’Instituteur qui devait se demander s’il n’avait pas trop « chargé la bête », et s’il ne fallait pas appeler les pompiers.
Nos bureaux, conçus pour recevoir deux élèves, étaient constitués d’un banc fixe et de tablettes formant écritoires et couvercle de casiers où nous entassions livres, cahiers, ardoises et accessoires divers, règles, crayons, gommes, porteplumes et tout un tas de petits trésors personnels.
La bande supérieure horizontale, sur laquelle étaient solidement vissées les charnières de tablettes, était rainurée pour servir de plumier et deux trous ronds recevaient des encriers en faïence, un pour chaque écolier.
L’état de nos doigts, abondamment tachés d’encre violette, témoignait de notre inexpérience dans l’utilisation des plumes « Sergent-Major » confiées à nos petites mains débutantes pour des pages d’écriture sur des cahiers pré-lignés.
J’adorais apprendre et faisais bien sûr largement profiter papa et maman de mes connaissances sans cesse plus étendues puisées dans ce qui était, à cette époque bénie, les bases d’une éducation immuablement fixée dans le cadre de l’école publique gratuite et obligatoire de Jules Ferry et qui garantissait, en fin d’études primaires, à toutes les jeunes têtes, de savoir parfaitement lire, écrire et compter.
J’exhibais avec fierté la collection de bon-points que me valaient mes progrès, auprès de mes parents, bien sûr, mais également et surtout auprès de mon petit frère qui, il faut bien le dire, du haut de ses presque trois ans, s’en moquait éperdument.
Une des activités que nous proposait le cher homme à blouse grise me plaisait tout particulièrement. Elle consistait à utiliser les couvertures de cahiers usagés, de couleurs diverses dans des tons pastels, pour nous initier au tissage.
Une page de couverture d’un cahier de couleur bleue, par exemple, était préparée par l’instituteur qui découpait à l’aide d’une règle et d’un couteau bien aiguisé des fentes régulières, tous les centimètres, en prenant soin de ne pas entamer la périphérie de la feuille.
Ce canevas ainsi préparé nous était confié avec une série de bandelettes découpées dans d’autres couvertures de cahier, également d’un centimètre de large et de couleurs différentes de celles du canevas.
La tâche qui nous était alors demandée consistait à entrelacer les bandelettes avec la trame du canevas, en passant à travers les fentes prédécoupées pour obtenir un tissage bicolore ou multicolore suivant le choix que nous faisions des bandelettes.
Nous trouvions évidemment ravissants ces petits ouvrages qui finissaient bien entendu, dans l’assiette des mamans très émues, le jour de la fête des mères.
Je sais que l’un de ces tissages est resté très longtemps entre les pages d’un dictionnaire et, encore aujourd’hui, je regrette profondément de ne jamais l’avoir retrouvé, pas plus que n’ont été conservées, et c’est bien dommage, la moindre trace ou photographie de ce lieu et des activités qui représentent pourtant une part fondatrice de la personnalité de l’enfant que j’étais.
Une fois par semaine avaient lieu les séances de sports et de gymnastique.
Sous l’immense préau, solidement fixés à la poutre maitresse de la toiture, un certain nombre d’agrès attendaient nos petits bras pas encore très musclés pour divers exercices, dont l’un d’entre eux m’apparaissait comme particulièrement barbare et irréalisable.
C’était une corde lisse, épaisse comme mon poignet et qui, tel un serpent redoutable, déployait ses quatre mètres ou presque jusqu’au ras du sol où elle se terminait par un solide nœud.
Pour certains de mes camarades, Michel notamment, l’exercice était une simple formalité. Tels des petits singes, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils agrippaient l’engin et en quelques brassées grimpaient, touchaient la poutre d’une petite tape amicale et se laissaient glisser jusqu’au sol.
Ça paraissait tellement simple et magique.
Pour moi ainsi d’ailleurs que pour beaucoup d’autres, après une interminable station les pieds posés sur le nœud du bas de la corde, vigoureusement encouragés par notre maitre, nous entamions une laborieuse ascension, corde enroulée autour des jambes et coincée tant bien que mal entre les cuisses, les bras tétanisés par nos efforts de traction.
Au terme d’à peine plus d’un mètre, nous devions nous avouer battus et retombions piteux, dans la poussière, au pied de notre instituteur.
Pourtant, séance après séance, de semaine en semaine, centimètre après centimètre, le sommet se rapprochait.
Jusqu’au jour où, dans un effort ultime, je réussissais enfin à accrocher cette maudite poutre, avant de tout lâcher et de tomber telle une loque dans les bras sauveurs du maitre, heureusement vigilant et toujours présent au pied de la corde.
Partant de cette première demi-victoire, de semaine en semaine, l’exercice devint de plus en plus facile et, à quelque temps de là, je faisais partie du groupe des petits singes toisant avec commisération ceux qui s’obstinaient à rester en bas.
Pour me rendre à l’école, un bon quart d’heure de marche était nécessaire. Après avoir fait le tour de l’usine, en suivant la route qui longeait le mur de clôture, immédiatement après la cité ouvrière, mon cartable sur le dos, je coupais à travers champs jusqu’à rejoindre la route départementale que je suivais durant quelques centaines de mètres pour arriver jusqu’au bâtiment mairie-école.
C’était simple en apparence et pour ainsi dire sans danger pour l’enfant que j’étais.
Seulement voilà, la campagne et les champs recèlent tout un tas de choses passionnantes. Ce qui devait en principe nécessiter un bon quart d’heure pouvait soudain, en l’absence de montre et par la simple présence virevoltante et magique d’un papillon qui lui, n’avait pas le souci de se rendre à l’école, se muer, malgré mes cavalcades de dernières minutes, en deux voire trois fois plus de temps.
Il est certain que si ma scolarité de l’époque s’est montrée quelque peu brillante, ce n’est certes pas à la ponctualité qu’elle le doit.
En réalité, j’étais plutôt bon élève.
J’en veux pour preuve cette émouvante découverte faite à la faveur de notre déménagement depuis notre maison de Burçin vers ce nouveau et probablement ultime logement provençal de Chateauneuf de Gadagne.
Dans le fin-fond d’un vieux carton extrait du grenier burçinois, j’ai fait l’étonnante découverte d’un petit livre au nom « d’Ali-baba et les quarante voleurs » premier prix de travail décerné à l’élève Jean-François Bertrand et généreusement offert par la mairie de Boisse-Penchôt.
Il y a toutefois une période où non seulement j’arrivais à l’heure, mais parfois même en avance.
Immédiatement après la guerre, une grande quantité de prisonniers allemands ont été dispersés sur l’ensemble du territoire français, où ils étaient mis à la disposition des collectivités ou des industriels pour des travaux obligatoires.
Un groupe d’entre eux avait été affecté à la verrerie de Saint-Gobain où nous nous trouvions et nous avions vu arriver un beau jour, sous la conduite de la maréchaussée, quelques dizaines de pauvres diables vêtus de tenues brunâtres sales et froissées, portant inscrites en grosses lettres noires dans le dos KG, kriegsgefangener, c'est-à-dire prisonnier de guerre en allemand.
Logés dans l’usine, ils furent répartis dans les divers secteurs de l’entreprise.
La plupart d’entre eux ne parlaient que très peu et très mal le français, mais ils s’adaptèrent en définitive assez vite.
L’un d’entre eux s’appelait Frenz. Grand garçon athlétique et blond, âgé d’une trentaine d’années, ancien chauffeur dans l’armée allemande, il avait été affecté à la logistique quotidienne de l’usine et, au volant d’une grosse camionnette de type Dodge, faisait la navette entre la ville voisine de Decazeville, la poste, la gare la plus proche et l’usine.
Il s’était pris d’affection pour moi qui, je le suppose, devait lui rappeler un fils resté en Allemagne.
J’avais soigneusement noté l’heure matinale de la première sortie de Frenz pour se rendre à la poste. Comme par un heureux hasard, il démarrait ponctuellement environ une demi-heure avant la rentrée en classe.
Je pris donc l’habitude de quitter la maison un peu avant son départ pour me trouver sur son trajet quelques centaines de mètres plus loin.
Le reste est facile à comprendre Frenz me repérait immédiatement, et c’est fièrement juché sur le fauteuil passager du Dodge que j’arrivais devant l’école, pour une fois à l’heure et sous le regard envieux de mes petits copains.
Ceci n’eut bien sûr qu’un temps.
Papa, mis au courant, intervint assez vite et j’eus bientôt l’interdiction d’utiliser les services du personnel de l’usine pour me rendre à l’école. Et puis, quelque temps après, à mon grand chagrin, Frenz libéré et démobilisé partit rejoindre femme et enfants en Allemagne.
Je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

Chaque année, peu avant les grandes vacances, avait lieu la fête de l’école.
Les deux cours de récréation, celle des filles et celle des garçons, étaient transformées en kermesse.
De nombreux stands étaient érigés tout autour des cours et sous les préaux. Montés et tenus par des parents volontaires, encadrés par les maitres et maitresses ainsi que quelques employés municipaux et certains membres du conseil municipal, ils accueillaient toute l’après-midi les familles au grand complet.
Parmi les stands de jeux proposés, je me souviens qu’on trouvait :
- le « casse-boites », pour lequel il fallait, doté d’une provision de cinq balles de tissus bourrées de son et confectionnées tout au long de l’année par les élèves filles, démolir à une distance d’environ trois mètres, des pyramides de vieilles boites de conserve, dressées sur des bancs.
- la « pétanque » consistant à jeter avec précision trois boules du même nom dans le cercle formé par un vieux pneu posé à plat, à quelques mètres de là.
- les épreuves sportives regroupées sous le préau, saut à l’élastique, en longueur, grimpé à la corde, celle lisse d’ordinaire étant remplacée par une corde à nœuds.
Le succès à ces jeux était sanctionné par des bon points qui, cumulés, donnaient droit à des lots distribués en fin de journée, conjointement au palmarès de la grande tombola organisée durant la semaine précédente, les carnets de tickets confiés à tous les élèves qui avaient en charge de les vendre.
Je laisse imaginer la véritable séance de racket qui s’en suivait auprès des parents et amis de chaque famille.
Un stand, surtout fréquenté par les grands adolescents et les adultes, offrait l’occasion de s’exercer au tir à la carabine, sur des cibles en carton, fixées sur un panneau de bois, lui-même dressé contre un mur, à environ trois mètres d’une rangée de tables.
Ce stand, évidemment très dangereux, était tenu par des adultes, dûment briefés au préalable, deux tireurs seulement étant autorisés à tirer conjointement un maximum de cinq balles.
Je me souviens très nettement de la malheureuse journée durant laquelle est survenu sur ce stand un épouvantable accident. Deux des candidats au tir ayant reçu leur lot de balles et le tir s’étant déroulé normalement, l’un des tireurs, plus lent que l’autre, avait engagé sa cinquième balle dans la culasse et, épaulant, s’apprêtait à tirer.
Le chargé du stand, n’ayant pas ou mal compté les balles tirées, s’est imprudemment avancé.
Il a reçu la balle en pleine tête et, malgré les efforts d’un médecin, aussitôt accouru, il n’a pu être réanimé.
Je n’étais pas très loin et, au milieu d’une foule atterrée et en pleurs, devant la détresse de l’auteur du tir, très rapidement emmené par le garde-champêtre, j’étais pétrifié, confronté pour la première fois à la réalité de la mort.
Inutile de dire que ce stand a été banni les années suivantes et à tout jamais de la journée de kermesse des écoles.
J’ai longtemps fait des cauchemars en repensant à ce dramatique épisode, qui m’a conduit pendant des mois à me réfugier dans le lit de mes parents, pelotonné dans les bras rassurants de maman.
Loin de cet affreux souvenir et heureusement plus joyeusement me revient en mémoire la soirée qui, suivant la kermesse, nous voyait tous élèves réunis offrir à nos familles le spectacle soigneusement préparé tout au long de l’année sous la houlette des maitres et maitresses.
Pour ces scénettes, nous étions déguisés, les mamans ayant été mises à contribution pour la confection de costumes divers destinés à camper les personnages que nous étions censés représenter.
Une année pour cette occasion, j’avais pour partenaire de scène un de mes bons amis, Jean-Louis, le fils du directeur de l’usine de Saint-Gobain, monsieur Bonjour.
Des photos prises alors en attestent nous campions des « jolis tambours qui revenaient de guerre ».
Maman nous avait confectionné un costume coloré, rouge, vert et jaune, papa mis à contribution ayant fabriqué en carton gainé de soie rouge un superbe couvre-chef en forme de cône inversé, la base étant munie d’une visière et d’une jugulaire qui l’arrimait solidement à mon menton.
J’étais si content de moi que j’en avais pratiquement oublié mon texte.
Heureusement, mon « souffleur » de maître n’était pas loin.
Nous étions tellement fiers de nos déguisements que nous avons paradé toute l’après-midi et nous déshabiller fut un crève-cœur.
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